Arcueil, j’y suis née, j’y habite et j’y travaille, mes parents y habitaient, mes grands parents aussi, une Arcueillaise pure souche alors ? Pas si simple ! A la question rituelle tu habites où ? et surtout, tu es d’où ?, j’ai longtemps répondu, hésitant : banlieusarde ou parisienne, ou de la proche banlieue, selon les circonstances et les interlocuteurs. Et même aussi d’origine savoyarde lorsque je travaillais en Province. Aujourd’hui encore, parfois j’hésite. Alors je dis : Vous savez Arcueil… là où il y a la Maison des Examens… vous y êtes passé peut-être, étudiant, pour un examen, un concours… J’ai surtout envie de dire, simplement, comme si j’habitais Agen ou Concarneau, Je suis d’Arcueil, c’est ma ville .
Ma ville, ce n’est pas Paris, c’est une tout autre Histoire. Ce n’est pas non plus tous ces clichés qui circulent encore sur la banlieue, cité dortoir ou no-man’s land, des champignons sans âme, sans grande Histoire, mais avec des histoires bien sûr, juste des embrouilles, et des petites gens qui ont le malheur d’y vivre. On les imagine, regagnant tous les soirs leur pavillon ou leur HLM, à peine franchi le périphérique, et déjà si loin, à des années-lumière de la Ville-Phare. C’est vrai que maintenant il y a les talents des cités – on positive – les cultures émergentes des minorités visibles, en perpétuel advenir d’un futur incertain. Mais rien qui s’inscrive, qui attache ou qui relie. Pourtant ma ville, elle existe, et depuis toujours, depuis les Gaulois, les Romains, depuis le Grand Aqueduc qui amène l’eau jusqu’à Paris et qui lui a donné son nom. Alors ? Comment ça se crée, l’identité ? De quoi ça se nourrit, le terroir, dans nos territoires ?
Mémoire ou carte SIM effacée : la question de la transmission
Bien sûr je n’y suis pas restée, à Arcueil, j’en suis partie avant d’y revenir, j’ai travaillé ailleurs. Les hasards des rencontres m’ont amenée à Perpignan, à la frontière, en Terre Catalane.
Par hasard j’y ai écrit un livre, pour les enfants, un livre pour leur raconter l’histoire des sites majeurs de ce territoire. Un territoire apparemment bien identifié, avec une langue et une histoire qui relie, mais qui sépare aussi, enfermés que sont certains dans les replis de leur mémoire, identitaire et en partie reconstruite, forcément.
C’est vrai, l’identité, ça enferme aussi.
Plus tard, y repensant, j’ai entendu le philosophe Paul Ricoeur :
Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs. écrivait-il dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Le Seuil, septembre 2000).
Mémoire encombrée, saturée, carte Sim effacée, juste par inadvertance, mémoire vive, vivante, mémoire morte, mémoire cache. Google choisit, efface, conserve.
Toute réflexion, tout débat d’avant Google n’existe plus, on en perd la trace. Privatisation, commercialisation, hiérarchisation de la mémoire.
Qui hiérarchise ?
Si la mémoire disparaît, le futur ne se construit plus.
Comment transmettre ?
Qu’est-ce qui va s’imprimer ?
Quels repères pour ces nouvelles générations du virtuel : une cité, deux chiffres d’un département ? Deux chiffres, un numéro comme identité, c’est un peu raide, c’est inhumain. De grandes figures artistiques, scientifiques, historiques
Revenant sur ma ville, j’ai eu envie d’en observer les traces, d’interroger les noms de rue. J’y ai découvert des petites et des grandes figures, de l’humain, un patrimoine humain exceptionnel.
Des poètes de la Pléiade en villégiature au séjour d’Arcueil, jusqu’à Eric Satie, et Jean-Paul Gaultier, tant d’immenses artistes, et puis la naissance de la chimie moderne avec Berthollet, Laplace, l’Ecole d’Arcueil, et aussi le suffrage universel porté par F.V. Raspail.
La liste est trop longue, de figures historiques, artistiques et scientifiques qui ont fait notre histoire. Aujourd’hui encore, ils sont toujours aussi nombreux, vivant et travaillant sur la ville. De quoi être fière, non ? Même si je n’y suis pour rien !
J’ai eu aussi envie d’écouter les vieux et les enfants, les passeurs de mémoire, de cette mémoire des héros du quotidien, de ces métiers agraires puis industriels, souffrance et fierté des petits, des sans-grade, de toute éternité.
Et aussi des paroles d’exils et de migrations, de ces populations de passage, qui bien sûr font souche.
Envie du coup de tout partager, d’en donner le goût, du grain à moudre, du terroir et de l’ancrage.
L’identité, s’identifier ?
Entre Histoire collective et mémoires individuelles, créer des ponts, des passerelles…
Un aqueduc pourquoi pas.
Faubourgs et banlieues : des espaces sans qualité ?
Si à la question : « Où habites-tu ? », je réponds : « En banlieue » et non pas une commune ou un point cardinal, il s’ensuivra tout de suite dans l’esprit de mon interlocuteur une cascade d’images et de mots associés qui lui donnera de moi une imaginaire prescience. En un mot, il m’aura « situé ». (…) « Faubourg » autrefois, « Banlieue » aujourd’hui, sont des mots essentiels pour qualifier des espaces réputés précisément sans qualité.Alain Faure « Un faubourg, des banlieues, ou la déclinaison du rejet » Université Paris X. Texte paru dans Jean-Charles Depaule dir., Les mots de la stigmatisation urbaine. Paris, Edition Unesco/Maison des sciences de l’homme, 2006
Il est plus que jamais indispensable de sortir aujourd’hui de l’image véhiculée des banlieues anonymes, n’existant qu’en vassales de la Grande Ville, sans identité propre, sans Histoire singulière, hors celle de ses ghettos, de riches ou bien de pauvres, ou celles plus récentes des classes moyennes rejetées vers la périphérie.
Arcueil est une ville paradigmatique de cette question identitaire posée à la banlieue, et c’est par son histoire que nous avons choisi de l’investir.
C’est une ville qui conjugue dans une Histoire qui va de l’Antiquité à nos jours :
des grandes figures, artistiques, intellectuelles, politiques et scientifiques,
des figures de toutes les résistances, figures ouvrières et héros du quotidien, Français aussi bien qu’étrangers.
La Ville, l’Agglomération, la Métropole et le Grand Paris : l’avenir en chantier
Du terroir aux territoires, les frontières ne sont pas toutes visibles, les rives en sont souvent mouvantes. Le quartier, la ville, l’agglomération et sa communauté du Val de Bièvre, le département du Val-de-Marne, et la région de l’Île-de-France, tout cela n’est pas un long fleuve tranquille. Aujourd’hui viennent se greffer de « petits nouveaux » : la Métropole et le Grand Paris. Vont-ils faire table rase de l’Histoire, comment vont-ils redistribuer les cartes ?
Compétitions des identités, intégration, assimilation, effacement, ces questions sont plus que jamais posées. Il est temps de s’en emparer, tous ensemble.
La mémoire en chantier, pour contribuer à passer, comme le dit si bien le poète Aimé Césaire, du devoir de mémoire au Droit à l’Histoire, au-delà du périphérique.
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Image : Carte du département de la Seine / Préfecture du département de la Seine, Direction de l’extension de Paris, 1921 / Bibliothèque historique de la Ville de Paris © Roger Viollet
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